Comment dire la perte, l’effacement, la disparition ? Comment décrire l’effet irrémédiable du passage du temps ? La peur de voir disparaître ceux qu’on aime?
Trop ou pas assez de mots pour cela. Et puis comment avoir confiance en ces mots auxquels on peut faire dire ce que l’on veut, qui créent les quiproquos, qui génèrent les conflits ? Comment croire en ces mots qui, à peine prononcés, sont oubliés ou contredits par d’autres paroles ayant tout autant l’apparence de vérité ? Comment user de ces mots qui tiennent la chose à distance plutôt que de s’y confronter pleinement?
A la logorrhée qui envahit notre vie quotidienne, Christine Mawet a préféré depuis longtemps un langage plus subtil, plus secret, mais plus vrai. Un langage qui ne triche pas, qui parle clair mais avec une infinie subtilité. Un langage fait de signes, de traces, d’actions patientes et maintes fois répétées. Un langage qu’elle invente jour après jour et qui semble poursuivre lui-même son propre cheminement.
Né de la perte qui a brisé un jour tout espoir de futur, son travail explore encore et toujours les notions de disparition et de traces, de mémoire et d’oubli. En inventant d’autres mondes, d’autres territoires, d’autres paysages pour en interroger les limites et refuser les diktats du destin.
Au fil des ans, sa quête s’est affinée. Du dessin, elle est passée aux mystères de la création textile. Sous ses doigts experts, de petites boules de laine sont nées, ont été feutrées puis transpercées par l’aiguille brodant le fil noir dans le feutre blanc. Big Bang secret dont sont nées planètes et galaxies tenant au creux de la main. Des territoires inconnus se sont imprimés sur de fins tissus, disparaissant petit à petit au fil des impressions répétées. L’encre a envahi le papier pour créer d’autres paysages éphémères. La photographie est venue discrètement témoigner de ces voyages exploratoires. Un univers a vu le jour.
De disparition en effacement, l’artiste a fini par broder sur des feuilles mortes ramassées ça et là. Puis, elle a rencontré le Ginkgo, cet arbre né dans la nuit des temps. Ce survivant qui a traversé 300 millions d’années, enterré les dinosaures, resurgi du sol d’Hiroshima un an après la bombe atomique. Ginkgo, l’indestructible, aux feuilles épaisses dans lesquelles le fil pénètre sans douleur ni déchirure.
Depuis, l’aiguille s’enfonce inlassablement dans la chair encore fraîche des feuilles mortes, les noue deux par deux pour créer de nouvelles entités aux allures de trèfle géant. Histoire peut-être de conjurer le sort.
D’une mort végétale naît une vie nouvelle, forcément éphémère. Face à ces Vanités, le spectateur ne voit d’abord que beauté, harmonie, mariage parfait des verts, des bruns et des jaunes de la feuille du Ginkgo avec les couleurs vives des fils. Étrange cheminement de ceux-ci, tantôt minéraux, végétaux ou semblant animés d’une vie propre. Puis vient le mystère, l’interrogation face à ces créatures hybrides, ni feuille, ni fleur, associant l’action de la nature et la main de l’homme. On découvre alors le patient travail de l’artiste : le choix des feuilles, la composition de paires où les deux partenaires ne formeront plus qu’un, le subtil travail de broderie… Puis le passage du temps. Tandis que toute vie se retire, les feuilles désormais indissociables se dessèchent, se contractent, quittent leur tranquille horizontalité pour se dresser vers le ciel, se recroqueviller, créer d’étonnants paysages miniatures… L’artiste les assemble alors une nouvelle fois. Les posant côte à côte, elle crée d’étonnants paysages photographiques de fin du monde. Horizon désert d’après l’apocalypse, d’où la vie pourrait bien resurgir une fois encore.
Enfin, certaines de ses créations sont remises en liberté, au cœur de la nature, subissant les outrages du temps et des éléments. Lent processus de maturation, de pourrissement, de destruction, d’effacement dont le fil, désormais inutile, sera la trace ultime.
D’autres sont détruites par l’artiste elle-même, se substituant à l’irrémédiable. Créateur et destructeur ne forme qu’un seul et même deus ex-machina explosant son œuvre en un feu d’artifice fascinant.
Toutes finiront par renaître, comme le Ginkgo originel, donnant vie à de nouveaux paysages, de nouveaux territoires, de nouvelles alliances.
Jean-Marie Wynants